JEAN
DE LA FONTAINE
FABLES
LIVRE 1
LIVRE PREMIER
FABLE I
LA CIGALE ET LA FOURMI
La Cigale, ayant chanté
Tout L'Été,
Se trouva fort dépourvue
Quand la Bise fut venue.
Pas un seul petit morceau
De mouche ou de vermisseau.
Elle alla crier famine
Chez la Fourmi sa voisine,
La priant de lui prêter
Quelque grain pour subsister
Jusqu'à la saison nouvelle.
“ Je vous paierai, lui dit-elle,
Avant l'Août, foi d'animal,
Intérêt et principal. ”
La Fourmi n'est pas prêteuse :
C'est là son moindre défaut.
“ Que faisiez-vous au temps chaud ?
Dit-elle à cette emprunteuse.
- Nuit et jour à tout venant
Je chantais, ne vous déplaise.
- Vous chantiez ? j'en suis fort aise :
Eh bien! dansez maintenant. ”
FABLE II
LE CORBEAU ET LE RENARD
Maître Corbeau, sur un arbre perché,
Tenait en son bec un fromage.
Maître Renard, par l'odeur alléché,
Lui tint à peu près ce langage :
“ Et bonjour, Monsieur du Corbeau.
Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !
Sans mentir, si votre ramage
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le Phénix des hôtes de ces Bois. ”
A ces mots le corbeau ne se sent pas de joie :
Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Le Renard s'en saisit, et dit : “ Mon bon Monsieur,
Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l'écoute.
cette leçon vaut bien un fromage sans doute. ”
Le corbeau honteux et confus
Jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.
FABLE III
LA GRENOUILLE QUI SE VEUT FAIRE AUSSI GROSSE QUE LE BOEUF
Une Grenouille vit un Boeuf
Qui lui sembla de belle taille.
Elle qui n'était pas grosse en tout comme un oeuf,
Envieuse s'étend, et s'enfle, et se travaille
Pour égaler l'animal en grosseur,
Disant : “ Regardez bien, ma soeur,
Est-ce assez ? dites-moi : n'y suis-je point encore ?
- Nenni. - M'y voici donc? - Point du tout. - M'y voilà ?
- Vous n'en approchez point. ” La chétive pécore
S'enfla si bien qu'elle creva.
Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages :
Tout Bourgeois veut bâtir comme les grands Seigneurs,
Tout petit Prince a des Ambassadeurs,
Tout Marquis veut avoir des Pages.
FABLE IV
LES DEUX MULETS
Deux Mulets cheminaient ; l'un d'avoine chargé ;
L'autre ponant l'argent de la Gabelle.
Celui-ci, glorieux d'une charge si belle,
N'eût voulu pour beaucoup en être soulagé.
Il marchait d'un pas relevé,
Et frisait sonner sa sonnette ;
Quand, l'ennemi se présentant,
Comme il en voulait à l'argent,
Sur le Mulet du fisc une troupe se jette,
Le saisit au hein, et l'arrête.
Le Mulet se défendant
Se sent percer de coups : il gémit, il soupire.
“ Est-ce donc là, dit-il, ce qu'on m'avait promis ?
Ce Mulet qui me suit du danger se retire ;
Et moi j'y tombe, et je péris.
- Ami, lui dit son camarade,
Il n'est pas toujours bon d'avoir un haut emploi :
Si tu n'avais servi qu'un Meunier, comme moi,
Tu ne serais pas si malade. ”
FABLE V
LE LOUP ET LE CHIEN
Un Loup n'avait que les os et la peau ;
Tant les Chiens faisaient bonne garde.
Ce Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli, qui s'était fourvoyé par mégarde.
L'attaquer, le mettre en quartiers,
Sire Loup l'eût fait volontiers.
Mais il fallait livrer bataille ;
Et le Mâtin était de taille
A se défendre hardiment.
Le Loup donc l'aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint qu'il admire.
Il ne tiendra qu'à vous, beau Sire,
D'être aussi gras que moi, lui repartit le Chien.
là quittez les bois, vous ferez bien :
Vos pareils y sont misérables,
Cancres, haines, et pauvres diables,
Dont la condition et de mourir de faim.
Car quoi ? Bien d'assuré ; point de hanche lippée
Tout à la pointe de l'épée.
Suivez-moi ; vous aurez un bien meilleur destin. ”
Le Loup reprit : “ Que me faudra-t-il faire?
- Presque rien, dit le Chien ; donner la chasse aux gens
Portant bâtons, et mendiants;
Flatter ceux du logis, à son Maître complaire ;
Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs de toutes les façons :
Os de poulets, os de pigeons ;
Sans parler de mainte caresse.
Le Loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse.
Chemin faisant il vit le col du Chien pelé :
“ Qu'est-ce là ? lui dit-il. - Rien. - Quoi? rien? - Peu
- Mais encore ? - Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
- Attaché ? dit le Loup ; vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? - Pas toujours, mais qu'importe ?
- Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor. ”
Cela dit, maître Loup s'enfuit, et court encore.
FABLE VI
LA GÉNISSE, LA CHEVRE ET LA BREBIS, EN SOCIÉTÉ AVEC LE LION
La Génisse, la Chèvre, et leur soeur la Brebis,
Avec un fier Lion, Seigneur du voisinage,
Firent société, dit-on, au temps jadis,
Et mirent en commun le gain et le dommage.
Dans les lacs de la Chèvre un Cerf se trouva pris;
Vers ses associés aussitôt elle envoie.
Eux venus, le Lion par ses ongles compta,
Et dit : “ Nous sommes quatre à partager la proie ”;
Puis en autant de parts le Cerf il dépeça ;
Prit pour lui la première en qualité de Sire ;
Elle doit être à moi, dit-il, et la raison,
C'est que je m'appelle Lion :
A cela l'on n'a rien à dire.
La seconde par droit me doit échoir encore :
Ce droit, vous le savez, c'est le droit du plus fort.
Comme le plus vaillant je prétends la troisième.
Si quelqu'une de vous touche à la quatrième,
Je l'étranglerai tout d'abord. ”
FABLE VII
LA BESACE
Jupiter dit un jour : “ Que tout ce qui respire
S'en vienne comparaître aux pieds de ma grandeur.
Si dans son composé quelqu'un trouve à redire,
Il peut le déclarer sans peur :
Je mettrai remède à la chose.
Venez, Singe; parlez le premier, et pour cause.
Voyez ces animaux ; faites comparaison
De leurs beautés avec les vôtres :
Etes-vous satisfait ? - Moi ? dit-il, pourquoi non ?
N'ai-je pas quatre pieds aussi bien que les autres?
Mon portrait jusqu'ici ne m'a rien reproché ;
Mais pour mon fière l'Ours, on ne l'a qu'ébauché :
Jamais, s'il me veut croire, il ne se fera peindre. ”
L'Ours venant là-dessus, on crut qu'il s'allait plaindre.
Tant s'en faut ; de sa forme il se loua très fort ;
Glosa sur l'Éléphant ; dit qu'on pourrait encore
Ajouter à sa queue, ôter à ses oreilles :
Que c'était une masse informe et sans beauté.
L'Éléphant étant écouté,
Tout sage qu'il était, dit des choses pareilles :
Il jugea qu'à son appétit
Dame Baleine était trop grosse.
Dame Fourmi trouva le Ciron trop petit,
Se croyant, pour elle, un colosse.
Jupin les renvoya s'étant censurés tous :
Du reste, content d'eux ; mais, parmi les plus fous,
Notre espèce excella; car tout ce que nous sommes,
Lynx envers nos pareils, et Taupes envers nous,
Nous nous pardonnons tout, et rien aux autres hommes :
On se voit d'un autre oeil qu'on ne voit son prochain.
Le Fabricateur souverain
Nous créa Besaciers tous de même manière ;
Tant ceux du temps passé que du temps d'aujourd'hui.
Il fit pour nos défauts la poche de derrière,
Et celle de devant pour les défauts d'autrui.
FABLE VIII
L'HIRONDELLE ET LES PETITS OISEAUX
Une Hirondelle en ses voyages
Avait beaucoup appris. Quiconque a beaucoup vu
Peut avoir beaucoup retenu.
Celle-ci prévoyait jusqu'aux moindres orages,
Et devant qu'ils fussent éclos,
Les annonçait aux Matelots.
Il arriva qu'au temps que la chanvre se sème,
Elle vit un Manant en cou...
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