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SÉRIE 10, n o 6

0123 Grands Cinéastes

Le cinéma du 123

UN LIVRE UN FILM

INGMAR

BERGMAN

Homme de théâtre,

de cinéma, de radio

et de télévision, il est

l’auteur de quelque

50 longs métrages.

De « Crise », en 1945,

à « Sarabande »,

en 2003, le réalisateur

suédois a transposé

à l’écran ses angoisses

et ses obsessions,

construisant une

œuvre d’une intensité

et d’une lucidité

exceptionnelles.

Persona

Face-à-face entre Bibi Andersson

et Liv Ullmann : une plongée

vertigineuse dans le mystère

des rapports humains

Par Jacques Mandelbaum

DB/SVENSK FILMINDUSTRI/DR ; RUE DES ARCHIVES/AGIP

II Le Monde

Dimanche 9 - Lundi 10 décembre 2007

0123

Sondeur de l’âme

BIO EXPRESS

14 juillet 1918. Naissance à

Uppsala (Suède).

1937. Il entre à l’Université de

Stockholm.

1938. Première mise en scène

de théâtre.

1942. Il intègre l’équipe de scéna-

ristes de la Svensk Filmindustri.

1944. Premier scénario, Tour-

ments , réalisé par Alf Sjoberg.

1946. Il passe à la réalisation

avec Crise .

1950. Jeux d’été et Vers la joie.

1953. Monika et La Nuit des

forains .

1955. Sourires d’une nuit d’été .

1957. Le Septième Sceau .

1958. Ours d’or à Berlin pour

Les Fraises sauvages .

1960. La Source . Bergman s’ins-

talle sur l’île de Farö (Suède).

1962. Les Communiants .

1963. Le Silence . Il est nommé

directeur du Théâtre Royal de

Stockholm.

1966. Persona .

1967. L’Heure du loup .

1968. La Honte .

1972. Cris et chuchotements.

1973. Scènes de la vie conjugale .

1976. Accusé d’évasion fiscale

par les autorités suédoises, il

s’installe en Allemagne.

1977. L’Œuf du serpent .

1978. Retour en Suède, il réalise

Sonate d’automne .

1980. De la vie des marionnettes.

1982. Fanny et Alexandre ,

dernier film pour le cinéma.

1984. Après la répétition , pour

la télévision suédoise.

1987. Parution de son premier

livre de souvenirs, Laterna magica .

1992. Bille August remporte la

Palme d’or à Cannes pour son

film Les Meilleures Intentions ,

écrit par Bergman.

1996. Liv Ullmann réalise

Entretiens privés , d’après un

scénario de Bergman.

1997. Le festival de Cannes lui

décerne la Palme des Palmes.

En présence d’un clown (tv).

2000. Scénario d’ Infidèle ,de

Liv Ullmann.

2003. Sarabande (tv).

30 juillet 2007. Décès à Farö.

Ingmar Bergman. De l’angoisse existentielle aux déchirements des rapports humains,

l’œuvre monumentale du cinéaste suédois reflète, implacable, le désarroi de l’homme

THE KOBAL COLLECTION/SVERIGES TELE

N É en 1918, à Uppsala (Suè-

mule : « Le cinéma, c’est le visa-

ge » ? Prolifique, il tourne au

moins un film par an, en général

l’été, le reste de l’année étant

consacré au théâtre.

Monika (1953), qui raconte

l’éveil sensuel d’un jeune homme

auprès de la Monika (Harriet

Andersson) du titre, séduit par

son érotisme subtil et ses trou-

vailles formelles, telles que le

fameux regard-caméra final, dont

l’influence sur les cinéastes de la

Nouvelle Vague fran-

çaise sera détermi-

nante). Le Septième

Sceau (1957) impose

définitivement son

auteur sur la scène internationale.

L’image de la partie d’échecs

entre le chevalier et la Mort s’im-

prime aussitôt dans l’inconscient

collectif. Cris et chuchotements

(1973), film jailli d’un songe (une

pièce aux murs rouges et trois

sœurs vêtues de blanc), est le récit

direct, violent, d’une agonie.

Réservé, distant, Bergman lui-

même ne se laisse pas facilement

connaître. Mais, à travers ses

films – notamment en Suède, où il

fait l’objet de l’attention obsession-

nelle d’ordinaire réservée aux

acteurs –, le public suit les méan-

dres d’une vie amoureuse intense.

Tel Picasso, Bergman passe d’une

muse à l’autre, et à chaque actrice

(Harriet Andersson, Liv Ullmann)

correspond une période créative

distincte.

Après le traumatisme de 1976

– la police vient l’arrêter en plei-

ne répétition au Théâtre royal

pour fraude fiscale –, il s’installe

à Munich, où il tourne notam-

ment L’Œuf du serpent , mais cet

exil volontaire ne dure que

six ans. En 1982, il fait son retour

en Suède avec Fanny et Alexan-

dre , la chronique d’une enfance

rêvée d’où la figure du mal (le

beau-père) est repoussée sans

ménagement. Conçu pour la télé-

vision (comme Scènes de la vie

conjugale ), Fanny et Alexandre

sort en salles partout dans le mon-

de dans une version qui consti-

tue, aux dires du réalisateur lui-

même, son film testament.

Mais Bergman continuera à

tourner, pour la télévision, jus-

qu’au magnifique Sarabande

(2003), une douloureuse médita-

tion sur le passage du temps et les

cruautés de l’univers familial tour-

née quatre ans avant sa mort, l’été

dernier.

de), dans une famille glacée

par les ressentiments conju-

gaux, torturé par un « lourd hérita-

ge d’épouvante cosmique » trans-

mis par son père pasteur, le jeune

Bergman trouve une échappatoire

dans la lecture. Adolescent, en

voyage en Allemagne, il éprouve

une fascination passagère pour le

nazisme qu’il racontera dans son

autobiographie, Laterna Magica .

Sa vocation première est la litté-

rature – il dévore

Ibsen, Strindberg,

Shakespeare –, et

c’est par l’écriture de

scénarios qu’il débu-

te dans le cinéma. Son œuvre

réserve quelques comédies – L’At-

tente des femmes (1952), Sourires

d’une nuit d’été (1955) –, mais le

mot qui résume le mieux l’ensem-

ble est sans doute « crise », com-

me le titre de son premier film.

Torture sans fin de l’angoisse

existentielle, déchirements des

rapports humains, solitude fonda-

mentale, irrémédiable : le cinéma

de Bergman reflète, implacable, le

désarroi de l’homme sur terre. Le

réalisateur traque la fêlure et l’in-

quiétude, toujours en gros plan –

n’eut-il pas, maintes fois, cette for-

« Le cinéma

c’est le visage »

Florence Colombani

Grands Cinéastes

Le Monde III

Dimanche 9 - Lundi 10 décembre 2007

« Double je » à huis clos

Persona

1966

Un duel fascinant et ambigu entre deux femmes, dont l’enjeu

est l’emprise psychique et érotique de l’une sur l’autre

E N 1963, Ingmar Bergman est

nommé à la tête du Théâtre

royal de Stockholm, une fonc-

tion épuisante qui le conduit à l’hô-

pital, pour une double pneumonie.

C’est donc pendant son hospitalisa-

tion, au printemps 1965, qu’il entre-

prend l’écriture de Persona , un film

né d’une série de visions retranscri-

tes dans l’ouverture, fragmentée et

saisissante.

Une actrice, Elisabeth Vogler,

s’interrompt un jour, en plein

monologue d ’Electre , et même

après avoir quitté la scène, elle ne

prononce plus une parole. Un

médecin la confie à une infirmière,

Alma, avec laquelle elle part se

reposer sur l’île de Farö. Commen-

ce alors un fascinant duel intense

et feutré dont l’enjeu est l’emprise

psychique et érotique d’une des

deux femmes sur l’autre, un duel

qui en vient à mettre en cause la

notion même d’identité.

Bergman a choisi son Elisabeth,

la jeune Norvégienne Liv Ullmann

qui deviendra sa compagne et une

partie intégrante de son univers,

pour sa ressemblance avec l’interprè-

te du rôle d’Alma, Bibi Andersson,

Le noir et blanc démultiplie la puissance émotionnelle du face-à-face entre Bibi Andersson et Liv Ullmann.

RUE DES ARCHIVES/AGIP

l’une de ses comédiennes fétiches au

théâtre, déjà présente dans Sourires

d’une nuit d’été et dans Les Fraises

sauvages , où elle a de petits rôles. La

proximité physique des deux fem-

mes rend d’autant plus vertigineux

le plan le plus célèbre du film où

leurs visages ne font plus qu’un.

Pour mener son extraordinaire

voyage dans la conscience tourmen-

tée d’Elisabeth, Persona ne cesse

d’inventer de nouvelles formes,

allant jusqu’à projeter sa propre des-

truction en un instant d’extraor-

dinaire audace où la pellicule sem-

ble se consumer. L’univers sonore

du film est particulièrement comple-

xe : le cinéaste isole certains bruits,

joue avec la musique discordante

de Lars Johan Werle, compositeur

d’opéra et de musiques pour Alf

Sjöberg, et il impose à Bibi

Andersson de postsynchroniser le

long monologue où elle raconte une

aventure sexuelle pour obtenir une

voix plus grave, plus intérieure.

Il faut dire, enfin, tout ce que la

lumière de Sven Nykvist apporte au

film. Les images surexposées et le

contraste aveuglant du noir et du

blanc démultiplient la puissance

émotionnelle de ce qui se joue : rien

de moins que la possibilité d’être au

monde – « le rêve non de paraître , dit

le docteur à Elisabeth, au début du

film, mais d’être » . D’où cette camé-

ra qui s’approche tant des visages

jusqu’à sembler les caresser : plus

que tout autre, Persona est un film

de gros plans où Bergman, traquant

la métamorphose de chacune des

femmes au contact de l’autre, saisit

l’essence même, ambiguë et mysté-

rieuse, de tout rapport humain.

Fl. C.

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