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SÉRIE NOIRE
Maurice Dantec
Là où tombent
les anges
Nouvelle
S VM M AC - G ALLIMARD
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Maurice Dantec
Là où tombent
les anges
A mon père, Gilbert Souchal, résistant et homme libre,
Aux Bosniaques, pour les mêmes raisons,
A Sylvie, et à notre fille, encore à venir…
« C’est la grande déglingue
La décadence totale
La décade d’anges en descente d’acide
Le skylab en chute libre
C’est le crash
Vas-y bébé cloue-moi,
Screw-moi, shoote-moi, kamikaze-moi
J’suis le point d’impact
Et j’crois bien
Qu’ils vont balancer les gaz
J’suis plus rien, mais j’suis tout
Pas grand-chose mais j’m’en fous
J’suis le kid d’Hiroshima
J’suis le fils de Nagasaki
J’suis le zéro, baby, le zéro et l’infini…
(Pat Panik & MC Lunar, Le Zéro et l’Infini)
Remerciements au journal Le Monde, dans lequel cette nouvelle fût publiée pour la première fois le 21 septembre 1995.
 
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Conversation avec un clown
signé John Wayne Gacy
Il faisait une putain de chaleur et j’étais en train de me dire que je haïssais le mois de juin
et les baies vitrées.
C’était pas vraiment à cause de la clim en rideau depuis des jours, ni même à cause des
loyers en retard qui s’accumulaient, par simple je-m’en-foutisme, ni du courrier assez sec du
proprio que j’avais trouvé dans la messagerie, en allumant la console d’un coup de zappeur.
Non, j’avais simplement vue plongeante sur le carrefour, derrière lequel se dressaient les
bâtiments de la nouvelle université. Les baies vitrées n’étaient pas programmables dans l’arco-
logie Youri Gagarine à l’époque, et la disposition de mon bureau ne m’en faisait pas rater une
miette.
Les filles rayonnantes de beauté et de sensualité, les formes en éveil, la peau dorée par la
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lumière du soleil, les mouvements ondulants des croupes, la danse jumelle des poitrines qui
oscillaient en rythme sous les tissus insolents de légèreté, les jambes découvertes jusqu’à l’ex-
trême limite, tout cela s’animait sur l’écran de plexi, avec l’absence de pitié coutumière de la vie
en plein apogée.
Je pianotais sans conviction sur le clavier, manipulais vaguement quelques objets virtuels
avec le glove, naviguant dans le Net à la recherche d’informations pour les deux-trois affaires
en cours. Je râlais contre la clim, qui ne fonctionnait que par intermittence, alors qu’un dépan-
neur s’était déplacé déjà deux fois en dix jours. Je m’attendais à ce que le système de filtrage
antibactérien tombe en rade à son tour, ou les alertes antiradiations, ou une autre catastrophe
dans ce goût-là. Je pestais contre tout en général, et contre la chaleur, l’été, et la sexualité en
particulier. Il m’arrivait franchement d’avoir des départs de trique soudains, lors de ces après-
midi moites, longs comme des tunnels d’autoroute. Le plus difficile, dans ces cas-là, c’est de
revenir à la position initiale sans s’être obligatoirement tapé tout le parcours fléché, jusqu’à l’in-
évitable papier Kleenex.
D’un geste, j’aurais pu me brancher sur une des chaînes pornos du réseau, télécharger
quelques logiciels bien vicelards et passer commande d’une combi cybersex à une boîte de loca-
tion spécialisée de Grand Tunnel, près des quais. Evidemment, j’aurais surtout pu faire valser le
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neurocasque, les gloves et le clavier, et sortir dans la rue, deux étages plus bas, me frotter à
toute cette vie qui se déchaînait dans la baie vitrée, comme un aquarium insupportable de fémi-
nité. Dans les deux cas, l’intelligence artificielle de la Compagnie aurait pas apprécié.
J’ai pas encore eu le temps de vous parler du boulot que je faisais à l’époque, mais, comme
la plupart des heureux élus qui pouvaient se vanter d’avoir un job, mes heures de télétravail
étaient étroitement surveillées par la « neuromatrice », qui, il faut le reconnaître, se tapait le
plus gros du taf. Les neuromatrices sont l’aboutissement de toutes les recherches menées depuis
la fin du XXe siècle sur les « agents intelligents », ces logiciels qui permirent peu à peu à l’hu-
manité de naviguer dans des masses sans cesse croissantes d’informations.
Les intelligences artificielles sont des êtres « proto-conscients », selon la terminologie
scientifique en vigueur, au quotidien, ça veut dire qu’elles sont encore assez loin de l’humanité.
Elles sont généralement loyales, et réfractaires aux tentations sur lesquelles nous avons bâti
notre histoire. L’argent les laisse indifférentes, le pouvoir ne les intéresse pas, et leur sexualité
reste une vague hypothèse, dans un avenir très incertain. Tenter de corrompre une intelligen-
ce artificielle revient à discuter mathématiques fractales avec un poirier, ou un présentateur de
télé.
Mon travail pouvait s’apparenter à celui des privés, les mythiques détectives du siècle
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